File d'attente
Samedi 14 h 30, quartier du Marais à Paris. Normalement, le week-end, c’est comme à la sortie du Stade de France : des centaines, des milliers de personnes envahissent la chaussée. Sauf qu’en ce premier jour de réouverture des commerces, il n’y a pas grand monde. Les magasins restent vides ou presque.
Pourtant, au loin, une bonne trentaine de clients patientent silencieusement sur le trottoir, devant la boutique Nespresso, une ancienne boulangerie-pâtisserie redesignée commerce de luxe. Des personnes de tous âges qui attendent sagement de pouvoir acheter le Graal en capsule. Beaucoup sont en couple. Pourquoi venir à deux pour acheter ses capsules de café ?
Que s’est-il passé, ces dernières années ? Les files d’attente, c’était pendant la crise de 1929, c’était le Paris occupé. C’étaient des Parisiens qui attendaient pour du pain, des œufs, du beurre. Le rationnement.
Mais là, des processions immobiles, quasi religieuses pour du café ? C’est un peu la magie de la file d’attente que l’on découvre : faire partie d’un groupe, d’un club, durant un moment. C’est rarement bavard, on ne vient pas là pour ça. Il faut dire que le masque anti-Covid n’arrange rien. Difficile d’engager la conversation. Alors on regarde son smartphone, on attend.
« Est-ce qu’il y en a qui vienne pour la collection Variation Linzer Torte ? » Et là, trois clients lèvent la main et se précipitent vers le vigile qui les accompagne en priorité dans le magasin.
Une femme en pull de cachemire mauve réagit aussitôt : « Je veux bien attendre mais si c’est comme à Eurodisney, ça ne va pas ! Personne n’est prioritaire ! »
Une file d’attente, ça questionne. C’est avoir sous les yeux du manque, de l’envie. Ça matérialise l’invisible, l’impalpable du désir. Qu’est-ce qu’ils attendent qu’ils n’ont pas ? Car bien évidemment, il ne s’agit pas que de café. La capsule, ce n’est que l’appât au bout de la ligne du pêcheur. Ce qu’ils attendent, c’est autre chose, certainement l’appartenance fantasmée à une élite, l’inaccessible…
Un livreur Deliveroo passe en vélo. « Alors, les Gringos, la forme ? Mais vous n’avez toujours pas compris ? Vous pouvez en acheter des cartons de capsules, mais vous ne serez jamais George Clooney ! »